Le corporatisme raisonné de La Tour du Pin (1)

Le 4 décembre 1924 décédait René de La Tour du Pin, théoricien du Royalisme social et du Corporatisme français. 101 ans après, il reste à lire, à relire, parfois à découvrir : son œuvre est un continent !

Il y a un an se tenait à Paris un colloque co-organisé par le Groupe d’Action Royaliste. Nous publions ici la première partie du texte de l’intervention de Jean-Philippe Chauvin sur le corporatisme raisonné de La Tour du Pin.



Le corporatisme raisonné de La Tour du Pin.


Un aveu, tout d’abord : quand j’ai appris qu’il y avait la possibilité de faire un hommage sous la forme d’un colloque à René de La Tour du Pin, j’en ai été ravi, et en même temps, un peu effrayé. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il y a peu d’études qui ont été écrites ces dernières années sur La Tour du Pin. A ma connaissance, la dernière a été publiée en 2017 (1)… René de La Tour du Pin, « le très ignoré La Tour du Pin », selon Edmond Michelet, le ministre du général de Gaulle : ce n’est que trop vrai, malheureusement, et on le voit justement par cette faiblesse historiographique qu’il serait bon de corriger dans les années prochaines.

La Tour du Pin, c’est un personnage et c’est une écriture d’une très grande richesse. Personnage riche au niveau de la pensée, particulièrement économique et sociale, et parfois tellement complexe qu’il faut souvent s’y reprendre à deux fois avant d’en saisir tout le sens et toute la portée. Une petite anecdote révélatrice, à ce sujet : il y a quelques jours, l’on me demande, pour faire un « visu » du centenaire de sa mort, une citation pas trop longue de La Tour du Pin. En fait, je n’en ai pas trouvée, tout simplement parce que les citations de La Tour du Pin ne sont pas des slogans, ni même des éléments de communication : ils sont d’abord des éléments de réflexion. Donc, il m’a fallu prendre quelques unes de ses phrases, les triturer, en faire une espèce de résumé, mais ce n’était qu’un résumé. La pensée de La Tour du Pin ne peut se réduire à quelques slogans, ni en quelques citations. Aussi, le thème que je vais aborder maintenant, en quelques phrases, c’est La Tour du Pin et le corporatisme. Soyons clairs : ce terme de corporatisme n’a pas très bonne presse aujourd’hui. Là encore, une anecdote : Mme Amélie de Montchalin, lors d’une conférence à laquelle j’assistais et qu’elle donnait au lycée Hoche de Versailles à la fin novembre, qui a été ministre (2), puis représentante permanente de la France à l’OCDE, a évoqué son refus, net, du corporatisme comme si c’était quelque chose d’extrêmement négatif, sans sursis aucun. Un refus définitif sans que le corporatisme soit simplement défini… C’est-à-dire que le corporatisme apparaît aujourd’hui comme un repoussoir sans même qu’on prenne le temps de le définir. C’est désormais un discours récurrent dans les cercles politiques comme économiques. Il y a quelques années, un universitaire états-unien, Steven L. Kaplan, s’était amusé de voir que le corporatisme semblait cumuler tous les maux économiques et sociaux de nos sociétés, et que lorsqu’il fallait dénoncer une revendication même légitime, on la taxait de corporatisme. Qui veut tuer son adversaire pourrait le taxer de corporatisme, au moins sur le plan social ou économique ! Et ce terme est réapparu encore lors des dernières grèves où ceux qui condamnaient ces grèves évoquaient des réflexes corporatistes. Or, Steven L. Kaplan montre que le mot corporatisme, en définitive, qui renvoie aux anciennes corporations, est un mot qui cache plusieurs types de réalités et ne mérite pas tant d’indignité (3)…

Tout d’abord, le corporatisme de la Tour du Pin n’est pas l’étatisme ou le « statocorporatisme » qu’on va pouvoir trouver dans certains pays qui se réclament du mot mais déforment le fait comme la définition. Alors, de quoi parle-t-on en définitive quand on parle du corporatisme de la Tour du Pin ou du corporatisme en France ? D’abord, il faut faire un détour par l’histoire sociale et économique de notre pays et tenter de définir, en quelques mots, ce que furent les corporations de l’Ancien Régime, ou sous l’Ancien Régime plus exactement. Pour commencer, le terme corporation lui-même est apparu très tardivement, au moment où ce qu’il est censé désigner est menacé de disparition ou d’abolition. Les premières occurrences du mot, c’est à la veille même des mesures de Turgot qui visent à abolir ces corporations. Auparavant, on emploie plutôt le terme de métier, de guilde, de jurande ou tout autre terme qui signifie en fait une sorte d’union au sein des professions, au sein des métiers. Cela peut être des métiers du cuir, des métiers de bouche, etc : c’est très différent selon les endroits. Et historiquement, ces corporations sont nées d’une manière spontanée, au milieu du Moyen âge ; puis, il y a eu des réorganisations à l’époque de Saint-Louis, à l’époque de Colbert qui les ont rendues plus efficaces dans certains cas. Et puis, évidemment, il y a une première abolition par le ministre libéral Turgot, en 1776, qui dissout brutalement les corporations, par idéologie mais aussi surtout pour récupérer le patrimoine de celles-ci (loin d’être négligeable) sans avoir à en répondre à qui que ce soit. Mais elles vont être restaurées par la signature de Louis XVI, qui évoque alors la nécessité de préservation des ouvriers.

En fait, la deuxième fois sera la « bonne » (sic), d’une certaine manière. Ce n’est pas en 1789, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, que les corporations vont être abolies mais en 1791, à travers deux lois, l’une qui est d’abord un décret puis l’autre une loi pleine et entière : le décret d’Allarde de mars 1791 devenu loi d’Allarde, du nom d’un baron qui a toujours fait de très mauvaises affaires dans le commerce, puisqu’il sera ruiné sous la Révolution, puis à nouveau sous Napoléon, et la loi Le Chapelier, en juin. Le décret d’Allarde abolit les corporations, et le décret Le Chapelier interdit ensuite toute association ouvrière, toute grève, toute coalition qui serait alors une atteinte à la sacro-sainte Liberté du travail, qui n’est guère celle des travailleurs1791 date d’une certaine manière la naissance du prolétariat, c’est-à-dire le prolétariat comme condition d’ouvriers, de travailleurs qui n’ont plus la maîtrise de leur métier, de leurs outils, quand c’est désormais le capital (l’argent) qui domine et qui organise à sa façon le monde du travail sans tenir compte du sort des travailleurs eux-mêmes, considérés comme une simple main-d’oeuvre taillable et corvéable à merci. Alors, dans le courant contre-révolutionnaire des décennies suivantes, il y a d’abord ce refus de 1789. Mais 1791, cela semble moins simple à contester, et la Restauration et les monarchies qui suivront ne vont pas restaurer en tant que telles les corporations, ni remettre en cause les lois d’Allarde et Le Chapelier. Et cela même si le roi Louis XVIII les contourne avec la loi de sacralisation du Dimanche en 1814 pour rétablir un repos dominical supprimé par la Révolution, par exemple, tandis que le préfet Villeneuve-Bargemont, préfet de Charles X, évoque (et milite pour) la restauration souhaitable des corporations.

(à suivre)




Notes : (1) : Abel Rivener, En relisant René de La Tour du Pin, éditions Dominique Martin Morin, 2017.

(2) : Au moment du colloque sur La Tour du Pin, Amélie de Montchalin était ancienne ministre : quelques jours après, elle rentrait dans le gouvernement Bayrou, en tant que ministre chargée des Comptes publics.

(3) : Les premières pages du livre de Steven L. Kaplan intitulé « La fin des corporations » rappellent quelques préjugés fréquents sur le terme de corporatisme, et en souligne le peu de pertinence…