Corporatisme

La Tour du Pin… contre le traité Mercosur !

En relisant les textes du marquis René de La Tour du Pin (véritable théoricien du royalisme social et du corporatisme français) décédé il y a tout juste cent ans, le 4 décembre 1924, quelques lignes me sautent aux yeux, et me paraissent d’une grande actualité en ces temps de débats sur les traités de libre-échange dont celui avec le Mercosur n’est que le dernier exemple en date. Après avoir évoqué la nature du contrat de travail en France et ce qu’il pourrait (et devrait) être, La Tour du Pin souligne, à raison, que « les traités internationaux doivent être conclus, non pas dans l’intérêt du fisc, ni même dans celui du consommateur, mais avant tout en vue de la protection morale et matérielle que le travailleur doit rencontrer dans l’Etat chrétien » (1). Au-delà du temps, cette phrase écrite en 1882 n’a rien perdu de sa valeur, et il n’est pas inutile de la rappeler, mais aussi d’en montrer, en quelques lignes, le sens et la portée, tout en la contextualisant et, pourquoi pas, en la réactualisant.

Dans sa pensée, qui est profondément enracinée dans une foi catholique très vive, La Tour du Pin place l’homme-producteur, l’homme créateur de richesses, maître de sa production sans en être forcément le destinataire, avant celui qui doit en profiter par l’achat et l’usage, l’homme-consommateur : c’est, aujourd’hui, l’exact inverse dans notre société de consommation qui privilégie la consommation au détriment des conditions de travail et de vie du producteur lui-même, mais aussi au dépens de la nature, des ressources d’icelle, qu’elles soient souterraines et extraites du sous-sol ou de surface et récoltées, récupérées ou prélevées. Dans ce système dans lequel il s’agit de « consommer pour produire » et de « faire consommer pour produire », le producteur de base est trop souvent négligé, voire largement exploité et considéré, dans les temps de crise de consommation, comme une variable d’ajustement susceptible d’être éjecté socialement du système et de la possibilité d’être à son tour et en rétribution de sa peine, un consommateur…

Dans la logique contemporaine du libre-échange, s’applique le terrible principe de la « liberté du travail » qui, l’histoire et la philosophie économiques le rappellent à l’envi, n’est nullement la liberté des travailleurs ni la qualité du travail elle-même, mais la liberté du capital qui s’impose au travail et aux travailleurs, en salariant ces derniers selon les nécessités des propriétaires de capitaux et selon les revenus qu’ils espèrent en tirer, dans une logique de profit qui, parfois, ne tourne qu’au désir d’une profitabilité toujours plus grande, voire démesurée au regard des conditions de travail et de salaire imposées aux travailleurs, parfois très éloignés du marché final de consommation, dans le grand et terrible jeu de la mondialisation. C’est vrai dans le monde de l’industrie, ça l’est aussi dans celui de l’agriculture désormais intégrée quasi-totalement (en particulièrement dans les pays développés, du Nord comme du Sud) à la globalisation commerciale, au risque de favoriser les grandes féodalités de l’agroalimentaire et d’étouffer les petits et moyens producteurs, cultivateurs comme éleveurs.

Or, les grandes puissances économiques étatiques (2), souvent de moins en moins politiques et de plus en plus gestionnaires, s’abandonnent aux facilités de la fiscalité comme une excuse à leur propre impuissance face aux acteurs dominants de la mondialisation, et elles espèrent ainsi donner l’illusion de la maîtrise d’un système que, généralement, elles ne contrôlent plus. En fait, ce constat est surtout vrai dans les Etats les plus anciennement industrialisés et démocratiques (à des degrés divers, selon les histoires particulières des Etats et de leur entrée dans la modernité consommatoire) et la France, qui longtemps resta fidèle à cette double idée que sa politique ne se faisait pas à la Corbeille (3) et que « l’intendance suivra » (4), paraît désormais moins assurée sur cette logique pourtant nécessaire : le fait d’avoir déléguée une part de sa souveraineté à des institutions monétaires européennes et de se retrouver apparemment incapable de préserver son pré carré législatif et éco-diplomatique à cause de ses engagements « européens », contredit la citation de La Tour du Pin, sans l’invalider dans sa nécessité, bien au contraire !

Le traité Mercosur, qui risque bien d’être imposé par l’Union européenne à la France d’ici peu, et cela malgré le refus affiché du président de la République et des parlementaires français il y a quelques jours encore, en est la triste démonstration : ce traité de libre-échange, qui n’est ni écologique ni social (5), est souvent vanté par ses promoteurs comme le meilleur moyen de faire des affaires pour les consommateurs européens mais aussi sud-américains, quand la question du sort des producteurs de base (¬6) est trop souvent éludée, voire évacuée. L’on sait pourtant que ce traité se traduira aussi par des désespérances paysannes et par des dévastations écologiques, au nom d’un Développement qui ne peut être durable, et cela par essence même…

Face à cela, il ne nous est pas possible d’être indifférents ou neutres, et nos prédécesseurs nous donnent quelques clés d’explication et nous fixent quelques devoirs militants. La Tour du Pin, dont il paraît tout à fait utile de relire les principaux textes regroupés dans quelques ouvrages dont le fameux « Vers un ordre social chrétien », souvent évoqué par son sous-titre « Jalons de route », s’inscrit dans cette logique que l’Eglise rappellera à sa suite dans l’encyclique Rerum Novarum de 1891 et qui veut que le travail assure au travailleur le pain quotidien (et un peu plus même) pour toute la famille, et qu’il ne doit pas être source de malheur et d’exploitation mais d’accomplissement… Est-ce choquant de vouloir ce qui semble de bon aloi et de bonne justice, éminemment sociale ? Dans un monde capitaliste qui, comme le souligne aussi La Tour du Pin, semble être, avant tout, « la souveraineté de l’argent », le combat pour une bonne pratique de la justice sociale n’est pas un « divertissement d’activiste », il est la condition même d’une vie sociale équilibrée. La Tour du Pin, en catholique conséquent, évoque l’Etat chrétien protecteur du travailleur : au regard de l’histoire de la France, cet Etat ne peut être que royal. Et il n’est obligatoire d’être soi-même chrétien pour le reconnaître et l’approuver : le souci politique de la justice sociale suffit à conclure de la même manière pour une Monarchie royale éminemment sociale, non par conjoncture mais par nature

Jean-Philippe Chauvin






Notes : (1) : Extraits de « Vers un Ordre social chrétien ; Jalons de route, 1882-1907 », Marquis de La-Tour-du-Pin La Charce, édité à la Nouvelle Librairie Nationale, 1907.

(2) : Je précise étatiques, car désormais les grandes puissances économiques sont, surtout, des FCT (Firmes Capitalistiques Transnationales), peu enclines à se soumettre (sauf honorables exceptions) aux Etats eux-mêmes et à leurs règles sociales : nous voici revenus au temps des grands féodaux qui s’émancipent des nécessaires devoirs sociaux qui, normalement, incombent aux puissants envers les moins aisés ou les plus fragiles, et, au-delà, envers le bien commun…

(3) : Le surnom de la Bourse, dans des temps pas si anciens que cela…

(4) : Selon la fameuse formule attribuée au général de Gaulle qui, en lecteur ancien de Maurras et en conformité avec la tradition capétienne – au moins sur ce plan… – considérait que le bon usage du « politique d’abord » était le meilleur moyen d’assumer et d’assurer les charges et devoirs de l’Etat et la protection de la nation et de ses citoyens, et de faire « de bonnes finances »…

(5) : Ce n’est d’ailleurs pas la motivation ni le but d’un tel accord…

(6) : Je ne parle donc pas des grandes sociétés soucieuses de s’ouvrir de nouveaux marchés à moindres frais, au bénéfice de leurs propriétaires comme de leurs actionnaires, mais bien plutôt des petits et moyens agriculteurs, qu’ils soient français, européens ou, de l’autre côté de l’Atlantique, brésiliens ou uruguayens, qui risquent de faire les frais de ces échanges inégaux et, finalement, économiquement comme socialement injustes.



René de la Tour du Pin, théoricien royaliste.

Il y a un siècle, le 4 décembre 1924, s’éteignait le marquis René de La Tour du Pin. Catholique fervent et royaliste non moins fidèle, La Tour du Pin a lutté à la fois contre le capitalisme libéral et contre le socialisme marxiste : il a souhaité la concorde sociale et milité pour le respect des travailleurs et la dignité du travail sans céder aux facilités de la démagogie ou de la posture activiste. Il a dénoncé le système économique capitaliste dont il disait qu’il était « la souveraineté de l’argent ». Son espérance s’incarnait dans la Monarchie fédérative et sociale par essence.
Cent ans après sa disparition, un colloque lui sera consacré samedi 7 décembre, à Paris.

Les aspects contemporains de la question sociale.

Penser la question sociale aujourd’hui, au-delà des idéologies qui semblent s’imposer et s’opposer spectaculairement dans nos sociétés désunies et conflictuelles, tel est l’objet d’une nouvelle série d’articles sur ce site du Groupe d’Action Royaliste, aussi publiés dans la revue royaliste d’Action française Le Bien Commun.

La réforme des retraites est faite, en attendant la prochaine (2027 ?) si l’on en croit les économistes et l’ancien premier ministre Edouard Philippe, et sa contestation, pourtant nécessaire, est restée vaine : la République a eu le dernier mot, mais ce n’est pas forcément le bon… En cette rentrée, c’est l’inflation qui occupe et surtout préoccupe tous les esprits, et qui déprécie le porte-monnaie des Français, particulièrement des classes moyennes et populaires, et l’inquiétude du gouvernement comme des entrepreneurs porte aussi sur une possible conséquence sur les salaires, entraînant ceux-ci à la hausse, pourtant considérée comme le « meilleur » moyen de compenser celle des prix à la consommation mais aussi de répondre aux demandes de certains secteurs en tension (restauration, bâtiment, agriculture… qui ne trouvent pas assez de bras aujourd’hui) ; les salariés, eux, souhaitent cette amélioration salariale, souhaitable à bien des égards. L’enjeu des prochains mois va être de trouver la nécessaire conciliation entre les parties, considérant que l’économique et le social doivent s’accorder si l’on veut éviter la faillite de l’une et la colère de l’autre. Mais il n’est pas certain que la République soit en mesure de relever ce défi particulier et sensible, prisonnière de son allégeance à des règles « européennes » parfois kafkaïennes et désarmantes face aux puissances extra-européennes et toujours coincée entre deux élections, la France se retrouvant désormais en présidentielle permanente, ce qui ne peut qu’entraver toute stratégie politique, économique et sociale de long terme. De plus, les tensions géopolitiques, dans lesquelles la France se trouve parfois partie prenante, n’arrange guère la situation des prix, mais c’est toujours la mondialisation qui domine en économie, et cela même si elle tend aujourd’hui, dans cette nouvelle fragmentation du monde, à se « déglobaliser » : comme le dit Pierre-André de Chalendar (1), « les entreprises sont désormais confrontées à la géopolitique et doivent s’y adapter, ce qui est plus ou moins facile. Elles vont devoir raisonner multilocal plutôt que global. » Mais l’Etat n’a-t-il pas aussi son mot à dire et ses arbitrages à mener en ce domaine, sans tomber dans l’étatisme néfaste ? Il nous faudra y revenir dans les prochains mois.

Néanmoins, cette nouvelle donne internationale qui a des répercussions économiques et sociales jusqu’au tréfonds de notre pays change-t-elle fondamentalement le système socio-économique dominant ? C’est peu probable, en définitive : la société de consommation, le libre-échangisme mondialisé et l’idéologie de la croissance restent les fondements apparemment indestructibles du système qualifié, le plus souvent et sans beaucoup d’explications ni de nuances, de « libéral » ou, plutôt, de « néolibéral ». Or, ce système, dont la morale première est résumée par la terrible formule de Benjamin Franklin « Time is money » (c’est-à-dire « le temps c’est de l’argent »), néglige autant la nature que les hommes, le souci environnemental que la justice sociale et, au regard des archives royalistes disponibles, il est assez frappant et révélateur que parmi les premiers à s’en inquiéter vraiment en France, l’historien politique trouve rapidement les royalistes d’Action française… Une page tirée de l’Almanach de l’Action française pour 1929 évoquant le système socio-économique des Etats-Unis (pas encore complètement triomphant en Europe alors) mérite la citation et la lecture, mais aussi le commentaire : « Aux Etats-Unis, on a essayé de résoudre le problème social par l’octroi des hauts salaires en échange d’un rendement fortement amélioré, grâce à la taylorisation du travail et à la standardisation des fabrications. L’ouvrier qui accepte de produire son maximum reçoit une paye suffisamment élevée pour qu’il puisse se procurer non seulement le nécessaire mais un large superflu. Il lui est donc possible en principe d’économiser. Mais (…) les hauts salaires n’ont pas été accordés aux travailleurs par pure philanthropie ; on a exigé et obtenu d’eux un rendement inconnu dans la vieille Europe mais, en outre, on a cherché à en faire de nouveaux consommateurs afin que les usines puissent, grâce à l’augmentation de clientèle ainsi obtenue, travailler en grande série et par conséquent avec des prix de revient meilleurs. Tous les moyens : publicité, vente à crédit… ont donc été mis en œuvre pour éloigner l’ouvrier de la thésaurisation et le pousser au contraire à dépenser, non seulement au fur et à mesure de son gain, mais encore en spéculant d’avance sur ce gain. (2)» C’est bien le système même de la société de consommation qui est ainsi décrit et que résumera, pour mieux l’analyser et le critiquer, le maurrassien Pierre Debray : selon lui, Ford et ses imitateurs autant que ses successeurs (3) ont mis en pratique la logique même de la société de consommation, « Consommer pour produire » et, par la tentation valorisée (la publicité) et financée (le crédit, c’est-à-dire l’endettement organisé et contrôlé par les banques), ouvrent le temps du superflu et du gaspillage dénoncé dans la littérature dès 1931 par Aldous Huxley dans son fameux ouvrage « Le meilleur des mondes ».

S’il semble assurer, au moins un temps, une certaine prospérité matérielle aux pays qui l’adoptent et aux travailleurs qui y participent, ce système est-il, pour autant, juste et équilibré ? Rien n’est moins sûr. « Le travailleur qui tombe malade ou s’estropie par accident se trouve fortement endetté par des achats à crédit et n’a pour ainsi dire rien mis de côté. (4) » Ce qui est vrai, un siècle après, aux Etats-Unis, l’est-il de la même manière en France ? Les moyens d’épargne comme le livret d’épargne (5), aujourd’hui renommé livret A, peuvent permettre d’amortir le choc du chômage ou du malheur social lié aux maladies ou aux accidents du travail, tout comme l’Etat-providence français, souvent plus proche de l’assistanat que de l’assistance juste et légitime, ce qui en amoindrit sans doute à terme l’efficacité et la crédibilité sans satisfaire toutes les nécessités de la justice sociale. « La dure loi américaine n’estime les hommes que d’après leur seule valeur productive ; si celle-ci vient à diminuer momentanément ou définitivement, les services antérieurement rendus ne comptent guère », et cela, écrit pour les Etats-Unis des années 1920, définit aussi l’une des caractéristiques du système franklinien mondialisé contemporain, même si l’on peut y rajouter que c’est sans doute la valeur consommatoire (l’Avoir) qui compte encore plus que la valeur liée à la création de richesses matérielles, elle-même aujourd’hui dépassée par celle de richesses immatérielles, parfois complètement virtuelles et purement spéculatives. Or, ce système a fortement tendance à dévaloriser le travail et les travailleurs, les producteurs de base eux-mêmes, au seul profit de l’argent et de ses jeux parfois immoraux. La survalorisation de la possession financière dans le monde contemporain au détriment des valeurs de la justice, de la solidarité et du partage équitable des profits, n’est pas, en définitive, acceptable parce qu’elle néglige le sens et l’unité de ce qui fait société en préférant l’individualisme et la division permanente selon les seuls éléments matériels (et immatériels) de richesse : la formule « On ne prête qu’aux riches » n’a jamais été aussi si actuelle et si inappropriée à l’équilibre social ! L’exemple de l’accès à la propriété immobilière (et de son entretien pour les propriétaires à faibles revenus) est aujourd’hui le plus caractéristique et éminemment scandaleux : les jeunes couples des classes moyennes (entre autres) désireux de faire un premier achat immobilier se retrouvent déboutés par les banques qui prêtent de moins en moins, ou à des taux peu attractifs, au risque de geler toute possibilité de devenir propriétaire alors même que c’est un souhait manifesté très largement par les familles et citoyens français, et que c’est même, pour beaucoup, à la fois un idéal et une assurance contre les revers de fortune possibles… Voilà ainsi une situation malheureuse pour nombre de nos compatriotes qu’une politique de justice sociale réfléchie et appropriée doit chercher, absolument et le plus rapidement possible, à résoudre.

(à suivre)

Jean-Philippe Chauvin

Notes : (1) Entretien publié dans Le Figaro, samedi 16- dimanche 17 septembre 2023. Pierre-André de Chalendar est le président de Saint-Gobain et s’affiche comme libéral, peu favorable au colbertisme d’Etat…

(2) : Pierre Chaboche, « La sécurité du travail », article publié dans l’Almanach de l’Action française pour 1929. M. Chaboche était le président de l’Union des Corporations Françaises (U.C.F.) de 1925 à 1930 et directeur de son journal La Production Française. Industriel royaliste, il poursuivit ensuite son combat corporatiste et social auprès du jeune comte de Paris, dans les années 1930.

(3) : Parmi les imitateurs et successeurs du tayloro-fordisme, il n’est pas inutile de citer son propre concurrent Alfred Pritchard Sloan, président de General Motors, qui « perfectionnera » le système initié par Ford en remplaçant l’unicité (de la voiture produite : la Ford T était fabriquée en une seule couleur – noire – et égalisait ainsi tous ses acheteurs, de l’ouvrier au banquier) par la diversité des équipements et de couleurs (mais sur le même châssis de base), les gammes réintroduisant ainsi la notion de hiérarchie sociale et créant de nouveaux désirs dont celui de s’approprier la voiture correspondant à l’échelon social supérieur à sa propre condition… La voiture redevient alors un marqueur social de première importance et, en tout cas, un élément de sa visibilité. La société de consommation devient alors une société de la séduction sociale et du désir de revendiquer un rang supérieur pour nombre de ses acheteurs, au risque de l’endettement (fatal, parfois) pour certains. Un excellent moyen, en somme, d’enraciner la société de consommation et d’en détourner la possible contestation par la tentation et l’illusion de monter, non dans l’échelle sociale, mais dans celle de la représentation sociale…

(4) : Pierre Chaboche, article cité plus haut.

(5) : C’est un héritage du règne du roi Louis XVIII, qui a suscité la création du livret d’épargne en 1818, justement pour permettre à tous les sujets du royaume de disposer d’un moyen sûr et garanti par l’Etat de pouvoir faire des économies en prévision, soit des jours moins heureux soit de futurs achats…

Les accidents du travail, ce fléau.

Cela n’arrive pas qu’aux autres ! Mais il y a aussi des métiers qui sont plus touchés que d’autres par le fléau des accidents du travail : les secteurs industriels, le monde de l’hôpital, les métiers du bâtiment, etc., se révèlent beaucoup plus accidentogènes que les professions dites intellectuelles, les activités bancaires ou commerciales. Cela explique en partie que l’espérance de vie en bonne santé (« sans incapacité », en langage administratif) soit inférieure chez les ouvriers d’une bonne dizaine d’années au regard de celle des cadres et des enseignants, par exemple. Or, les dernières études montrent que la France est l’un des pays au bilan le plus lourd en ce domaine, même si les modes de calcul de l’accidentologie ne se sont pas les mêmes d’un Etat à l’autre. Ainsi que le signale Thomas Engrand dans son article des pages économiques du Figaro publié lundi 4 septembre : « (La France) arrive en quatrième place des pays ayant le plus fort taux d’accidents de travail mortels par an, derrière la Lettonie, la Lituanie et Malte, avec une fréquence de 3,32 pour 100 000 travailleurs en 2021, selon Eurostat. En Allemagne, ce taux n’est que de 0,84. En Suède, il tombe à 0,77 et à 0,33 aux Pays-Bas, le champion en la matière. » Quelles que soient les limites que les différences de mode de calcul d’un pays à l’autre peuvent entraîner dans la crédibilité de ces chiffres, ils n’en restent pas moins significatifs d’un véritable problème de santé publique dans le monde du travail, problème que les récents (et médiatisés) accidents mortels sur le chantier du Grand Paris Express (1) ont remis en valeur à défaut de le régler.

D’autres chiffres, plus parlants et non moins inquiétants, permettent de mieux saisir encore l’ampleur du problème qui, pour être peu abordé jusqu’alors dans les médias et encore moins dans les manuels scolaires et universitaires de nos établissements d’enseignement, mérite non seulement l’intérêt mais des réponses appropriées et, disons-le, urgentes : « Car la France a recensé 640 000 accidents du travail en 2021, dont « près de 35 000 se traduisent par une incapacité permanente », pointe Olivier Dussopt. Après avoir longtemps baissé, le chiffre connaît une stagnation depuis plusieurs années. Parmi eux, deux par jour sont mortels en moyenne – 693 en 2021 – (2), rien que sur le lieu de travail. Le chiffre est presque deux fois plus important si on ajoute les accidents de trajet domicile travail et les maladies professionnelles. » Sans oublier qu’un certain nombre « d’accidents moins graves passent sous les radars. La France est régulièrement classée parmi les pays où les accidents sont les plus nombreux en Europe. » Ce tableau sombre est d’autant plus inquiétant que notre pays traverse une « crise du travail » et que les jeunes générations, pour une large part, s’éloignent des métiers considérés comme « trop manuels » ou « trop éprouvants », au risque de renforcer les pénuries de main-d’œuvre déjà fort marquées dans certains secteurs de production et de service. Or, cette accidentologie trop élevée en France risque, si l’on n’y prend garde, d’accentuer la méfiance des nouveaux travailleurs à l’égard de secteurs déjà peu attractifs…

Le gouvernement a-t-il pris la mesure du problème ? Le fait qu’il engage une campagne de sensibilisation sur ce sujet dès la fin du mois de septembre peut le laisser entendre, à défaut de le croire… Mais cela sera-t-il suffisant et, au final, satisfaisant ? « Les branches professionnelles les plus accidentogènes vont être mobilisées pour améliorer la prévention, comme le bâtiment », nous est-il annoncé : l’intention est bonne, mais elle risque d’être freinée par le manque criant d’inspecteurs du travail (à peine 2 100 en France aujourd’hui pour une population active de plus de 31 millions de personnes…), pourtant nécessaires pour vérifier les avancées promises dans la sécurité des salariés. C’est aussi là que l’on mesure tout l’intérêt qu’il pourrait y avoir à disposer, en plus de l’Inspection du travail, de structures véritablement corporatives et régionales (voire communales pour certaines) ordonnées à définir et à créer les meilleures conditions de travail possibles, autant dans la recherche de la qualité que dans celle de la sécurité au travail et de sa préservation. En fait, ces structures corporatives ont pu exister dans le passé, sous un Ancien régime aussi décrié que largement méconnu sur le plan social, et elles ont été dissoutes irrémédiablement en 1791, par les lois d’Allarde et Le Chapelier, avant que de renaître, de façon incomplète, au fur et à mesure des XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, ne serait-il pas plus efficace de confier plus largement le contrôle des règles de sécurité et de qualité à des corps socio-professionnels autonomes que de le laisser au gré des disponibilités de services de l’Etat débordés et parfois kafkaïens ? Non qu’il faille « défaire » l’Inspection du travail (3), utile mais parfois maladroite (voire néfaste dans certains cas, ce qui est le comble au regard de sa mission première…), mais il paraît nécessaire de la compléter, de la décharger de certaines tâches pour la rendre plus efficace et crédible, à défaut d’être toujours populaire… (4)

Il y a sans doute une autre limite à la lutte, pourtant nécessaire, contre l’accidentologie au travail : c’est le système même de la mondialisation libérale qui met en concurrence les travailleurs du monde entier, concurrence qui transforme une saine émulation entre secteurs productifs en compétition sauvage favorable aux plus grands prédateurs économiques mondialisés pour qui le sort des travailleurs, où qu’ils soient, n’est qu’une variable d’ajustement. Ainsi, nombre de multinationales ne se soucient guère des conditions de travail des salariés, pourvu que les machines tournent et produisent. Or, la France, après une industrialisation brutale et fort peu sociale à partir de 1791, a recréé peu à peu, au fil des lois sociales et des luttes qui, souvent au XXe siècle, les ont permises, un climat de travail plus favorable aux ouvriers et employés, haussant d’autant le coût de celui-ci et de ses productions matérielles comme immatérielles : trop souvent, ce dernier élément (pourtant éminemment positif et bienvenu pour les salariés) a servi d’alibi à de grands groupes industriels pour expliquer et assumer la délocalisation de leurs usines vers des destinations moins regardantes sur les droits (et les salaires…) des producteurs de base… Cela explique sans doute aussi pourquoi, à l’inverse des délocalisations spéculatives évoquées auparavant mais pas dans un meilleur esprit social, nombre d’entreprises utilisent aussi en France des « travailleurs détachés » issus majoritairement des pays de l’Europe orientale, plus souvent victimes d’accidents du travail que les travailleurs locaux. D’où la prise en compte de cette donnée par l’Etat lui-même : « En parallèle de cette campagne de sensibilisation destinée à tous les Français, l’exécutif veut en mener une autre spécifiquement pour les travailleurs détachés, avec des outils de prévention déclinés en plusieurs langues. » C’est déjà cela, même si l’on peut légitimement s’interroger sur le statut même de « travailleur détaché », surtout quand ceux-ci s’avèrent trop peu francophones pour recevoir directement et comprendre immédiatement les consignes et conseils de leurs collègues de travail ou des structures d’accueil et d’hébergement…




(à suivre : Partie 2 : Réduire les accidents du travail, c’est possible, malgré tout !)




Notes : (1) : « Ces derniers mois ont ainsi été marqués par plusieurs accidents graves sur le chantier du Grand Paris Express (…). Dernier en date, début juillet, un ouvrier de 46 ans a été écrasé par un chariot télescopique. En avril, un apprenti de 22 ans était tué par la chute d’un bloc de béton. Au total, cinq ouvriers ont déjà trouvé la mort depuis le début des travaux en 2015. Bien qu’aucun métro n’y ait encore roulé, la ligne 16 compte déjà trois décès. » Des précisions apportées dans l’article de Thomas Engrand.

(2) : En 2018, le nombre d’accidents mortels était de 551, soit 142 de moins que trois ans après

(3) : L’inspection du travail est d’ailleurs un héritage indirect des études sur les difficiles conditions de vie et de travail ouvriers du docteur Villermé à la suite de celles du préfet royaliste Villeneuve-Bargemont. C’est aussi une institution qui reprend, à un niveau national et sous contrôle étatique, la mission de protection du travail et des travailleurs assumée jadis par les corporations …

(4) : La proposition d’une nouvelle forme sociale institutionnelle impliquant plus nettement des corps socio-professionnels (que l’on pourrait qualifier, peut-être, de « corporations », du moins dans l’esprit ordonné et positif du terme) n’est, je le précise, qu’une proposition (même si elle me semble fondée et bénéfique pour le monde du travail de demain à défaut d’immédiatement…) qui mérite étude, réflexion et discussion : je rappelle que je ne souhaite pas, bien au contraire, la disparition de l’Inspection du travail qui, dans son principe même, me semble plus qu’utile, véritablement nécessaire malgré ses limites et défauts actuels. Mais le statu quo ne me semble pas plus profitable, et une réponse corporative peut être ainsi envisagée…







1791, année maudite pour les travailleurs français (2)

Il est un autre effet néfaste et souvent méconnu des lois révolutionnaires libérales de 1791 : c’est la destruction de l’apprentissage qui, pourtant, avait permis au monde du Travail d’Ancien régime d’assurer et de s’assurer une qualité particulière et reconnue du monde entier, et qui garantissait la transmission des savoir-faire d’une génération à l’autre, avec toujours l’idée de rajouter, à chacune d’entre elles, quelques éléments supplémentaires. 1791, c’est la volonté de briser cette longue suite de « maîtrise de l’art du métier », propriété et fierté des travailleurs, quelles que soient leur fonction et leur place dans la hiérarchie professionnelle. Désormais, le seul maître, c’est celui qui finance et tire profit de la production, et non plus celui qui la fait, concrètement, à la force de son poignet et de ses muscles, au gré de son intelligence, avec l’aide de ses outils et avec l’expérience des anciens et la sienne propre, avec un rythme de travail qui est d’abord le sien et qui n’est pas imposé par « l’horloge du patron ».

1791 a marqué la victoire du libéralisme anglosaxon et de l’idéologie franklinienne, et les luttes sociales françaises du XIXe et du XXe siècles n’ont été que la réponse, parfois maladroite et violente, à la terrible violence « légale » des lois d’Allarde et Le Chapelier. Car, si les syndicats ont constitué, à partir de 1884, des formes de substitutions aux anciennes associations corporatives, ils n’ont jamais pu, en tant que « sociétés professionnelles » se constituer un « patrimoine corporatif » qui aurait pu leur permettre, au-delà de l’Etat et des subventions, de recréer un rapport de forces durable, en particulier dans les périodes de mondialisation qui ont accéléré leur déclin et révélé leur impuissance un temps masquée par les avantages octroyés (mais parfois conquis grâce à des mobilisations d’ampleur mais trop souvent éphémères, et à une situation géopolitique qui faisait craindre aux possédants une « lutte finale » qui leur serait défavorable…) par le soutien d’un Etat qui avait encore, s’il le voulait (ce qui n’était pas toujours le cas…), la force et les moyens de s’imposer au monde des féodalités économiques et financières.

Bien sûr, il est trop tard pour empêcher Le Chapelier de faire voter sa loi et pour raccompagner fermement les révolutionnaires libéraux de la fin du XVIIIe siècle à la porte de l’Assemblée constituante de 1791, et ce qui est fait, même mal, est fait : mais cela n’empêche pas de dénoncer les fondements de ce qui, aujourd’hui, fait le malheur du peuple des ronds-points et sa colère… Cette dénonciation ne doit pas non plus empêcher la proposition d’une nouvelle fondation sociale, dans laquelle les associations socio-professionnelles, les travailleurs eux-mêmes et les dirigeants d’entreprise, les communes et les régions (à travers leurs institutions propres ou une forme de Conseil économique et socio-professionnel local, plus ou moins large mais toujours enraciné dans les territoires et les populations), avec la bienveillance et sous la surveillance arbitrale de l’Etat, joueraient un rôle majeur dans la garantie de la justice sociale, « premier droit des travailleurs au travail ».

Que l’on ne s’étonne pas que la Monarchie sociale soit, par sa situation de grand arbitrage et de par sa légitimité qui ne doit rien aux féodalités financières et aux oukases de la « gouvernance », son régime et ses institutions politiques la mieux placée (et j’emploie ce qualificatif à dessein) pour surmonter les crises sociales que la mondialisation contemporaine et le libéralisme dominant nourrissent aux dépens de nos concitoyens et des classes moyennes… Si le Roi politique n’a pas de sceptre magique pour dissoudre les causes du malaise social, il est symboliquement porteur de cette Main de justice qui rappelle que, sans ce devoir social assumé et garanti par la magistrature suprême de l’Etat, il n’y a pas d’ordre légitime qui puisse s’affirmer et tenir dans la durée…

(à suivre)

1791, année maudite pour les travailleurs français (1)

Au-delà du processus de la révolution politique initiée en 1789, il y a un autre processus à évoquer, c’est celui de la « dépossession professionnelle », permise et même imposée par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier de l’année 1791, véritable année de naissance du Prolétariat, à la fois comme condition et comme situation.

Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier sont deux textes que l’on peut rattacher au libéralisme des Lumières, marqué par l’individualisme et la Liberté économique, et qu’il faut sans doute replacer dans le contexte de l’émancipation des « possédants économiques » à l’égard des corps constitués et d’une Eglise catholique qui, malgré ses défauts et ses avanies, conserve encore une certaine réserve à l’égard de « l’Argent-Seigneur ». Ces deux textes se complètent en une logique certaine et infernale, si l’on veut bien en mesurer les effets immédiats sur le plan social : le premier supprime les corporations, corps socio-professionnels qui encadrent le travail autant sur le plan de ses conditions pour les travailleurs que sur celui de la qualité de la production ; le second interdit toute possibilité pour les travailleurs de se regrouper pour défendre leurs intérêts communs, la liberté individuelle primant désormais, aux yeux des constituants, sur toute communauté autre que la Nation. Ces deux textes sont l’application rigoureuse de la fameuse « Liberté du travail », qui n’est rien d’autre que « la liberté de l’Argent sur le monde du Travail », et ils sont votés dans un contexte de fébrilité sociale, au moment où les ouvriers, parfois assemblés en « coalitions ouvrières », revendiquent des augmentations de salaires et la protection de leurs droits, de plus en plus menacés par une bourgeoisie soucieuse d’appliquer la formule de Franklin sans égards pour ceux qui travaillent dans les ateliers et fabriques. Ces deux lois sont marquées, dès l’origine, par un véritable esprit de lutte des classes imposée, dans le monde du Travail, par les « possédants » et non par les ouvriers : elles ouvrent la voie à plus d’un siècle d’oppression sociale du monde des travailleurs manuels des usines et des mines, au nom d’une Liberté qui apparaît bien comme « celle du renard libre dans le poulailler libre » selon l’expression célèbre. Mais elles légaliseront aussi toutes les répressions contre les ouvriers et artisans quand ceux-ci réclameront leur juste dû et le respect de leur dignité, bafouée par un libéralisme importé du monde anglosaxon…

Cette destruction des corporations et des libertés ouvrières au profit de la « Liberté du Travail » et de la domination capitalistique est aussi la défaite d’un modèle français, certes en crise d’adaptation face aux nouvelles conditions de l’industrialisation en cours au XVIIIe siècle : ce modèle ancien, né au Moyen âge dans les villes d’Occident, devait beaucoup à l’Etat (surtout depuis la fin de la Guerre de Cent ans) autant qu’aux villes qui l’avaient vu naître et aux professions qui l’avaient suscité, et il assurait une certaine justice sociale par l’équilibre qu’il établissait au sein du monde du Travail, dans le cadre d’une hiérarchie rigoureuse mais qui n’empêchait pas l’ascension sociale et l’inventivité professionnelle. Bien sûr, ce modèle n’était pas parfait mais il restait perfectible et, surtout, il préservait les travailleurs et la qualité de leur travail « malgré la concurrence », plaçant les hommes de l’atelier et de la mine avant le seul profit de quelques uns qui maniaient plutôt les pièces d’argent que celles des métiers et des outils… De 1791 date la rupture entre le travailleur et celui qui en tire profit : et cette situation s’est bien aggravée depuis, comme on peut encore le constater avec les émoluments de quelques grands patrons peu soucieux d’autre chose que de l’intérêt des actionnaires et n’hésitant pas à sacrifier des milliers d’emplois pour engranger plus de bénéfices.



(à suivre)

La Révolution française, cauchemar social pour les travailleurs ?

Nombre des contestataires de la réforme Borne-Macron des retraites et de sa mesure emblématique du report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans nous interrogent sur la Question sociale, et c’est l’occasion de préciser les raisons de notre royalisme social. Au regard de l’histoire de notre pays, il est d’ailleurs bien dommage, tout compte fait, que la Gauche et ses extrêmes cherchent à monopoliser un terrain qui, en définitive, pourrait bien ne pas leur appartenir… Voici donc un texte « royaliste social » initialement publié au printemps 2016, et qui nous paraît répondre à quelques interrogations historiques mais aussi contemporaines de tous ceux qui s’intéressent à la Question sociale…



(…) Bien sûr, depuis quelques années, le Groupe d’Action Royaliste a publié bon nombre de textes, de brochures et de vidéos sur ce thème, mais c’est un travail de bénédictin qui attend celui qui voudra faire une synthèse complète des positions et des politiques monarchistes du XIXe au XXIe siècle qui se veulent sociales (1), et il ne faudra pas oublier, aussi, les réticences ou l’indifférence de certains de ceux-ci devant des avancées sociales qui, parfois, semblaient « socialistes »… Effectivement, s’il y aura bien un Mouvement Socialiste Monarchiste qui, entre 1944 et 1946, fera référence au « socialisme » de René de La Tour du Pin et vantera, furtivement, les expériences sociales des monarchies du Nord de l’Europe, il ne connaîtra qu’un succès éphémère et tout relatif, et sera largement incompris du public qu’il était censé attirer…

Et pourtant ! Si la question sociale ne naît pas avec la Révolution, loin s’en faut, ce sont des royalistes qui vont, dès la fin du XVIIIe siècle, dénoncer les conditions nouvelles faites au monde des artisans et ouvriers par le libéralisme triomphant à travers le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier. Car la date de naissance « légale » de la condition de « prolétaire » en France est bien cette année 1791 avec ses deux textes aujourd’hui « oubliés » des manuels scolaires et qui, tout le XIXe siècle, permettront l’oppression en toute légalité et au nom de « la liberté du travail » (qui n’est pas vraiment la liberté des travailleurs…) des populations ouvrières de notre pays.

Étrangement, le philosophe maoïste Alain Badiou paraît (mais paraît seulement…) rejoindre les monarchistes sociaux dans leur critique d’un libéralisme triomphant à la fin du XVIIIe siècle, de ce « franklinisme » qui sacralise l’Argent à travers la fameuse formule « le temps c’est de l’argent » écrite et expliquée par celui qui a été reçu comme un véritable héros (héraut, plutôt, et d’abord des idées libérales) à Versailles par les élites du moment et particulièrement par la grande bourgeoisie. Ainsi, dans son dernier essai intitulé « Notre mal vient de plus loin », Badiou écrit, en cette année 2016, ce qu’un Maurras du début du XXe siècle n’aurait pas désavoué : « Depuis trente ans, ce à quoi l’on assiste, c’est au triomphe du capitalisme mondialisé.
« Ce triomphe, c’est d’abord, de façon particulièrement visible, le retour d’une sorte d’énergie primitive du capitalisme, ce qu’on a appelé d’un nom contestable le néolibéralisme, et qui est en fait la réapparition et l’efficacité retrouvée de l’idéologie constitutive du capitalisme depuis toujours, à savoir le libéralisme. Il n’est pas sûr que « néo » soit justifié. Je ne crois pas que ce qui se passe soit si « néo » que ça, quand on y regarde de près. En tout cas, le triomphe du capitalisme mondialisé, c’est une espèce d’énergie retrouvée, la capacité revenue et incontestée d’afficher, de façon maintenant publique et sans la moindre pudeur, si je puis dire, les caractéristiques générales de ce type très particulier d’organisation de la production, des échanges, et finalement des sociétés tout entières, et aussi sa prétention à être le seul chemin raisonnable pour le destin historique de l’humanité. Tout cela, qui a été inventé et formulé vers la fin du XVIIIe siècle en Angleterre et qui a dominé ensuite sans partage pendant des décennies, a été retrouvé avec une sorte de joie féroce par nos maîtres d’aujourd’hui.
»

Maurras évoquait « le triomphe des idées anglaises et genevoises » pour qualifier la Révolution française et, comme Badiou, il ne faisait guère de distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique, l’un permettant l’autre et réciproquement… J’aurai, quant à moi, tendance à déplacer un peu le curseur de l’autre côté de l’Atlantique, comme je le fais à travers ma critique de la philosophie « profitariste » de Benjamin Franklin.

Disons-le tout net : la France aurait pu éviter de tomber dans le travers d’un capitalisme que Maurras dénoncera comme « sans frein » quand il aurait pu être maîtrisé et, pourquoi pas, bénéfique s’il avait intégré les fortes notions de « mesure » et de partage en son sein, ce qui ne fût pas le cas, malheureusement.

Oui, il y aurait pu y avoir « une autre industrialisation », mais la Révolution a tout gâché et la République plus encore une fois débarrassée de la Monarchie et de ses structures fédératives et corporatives (ces deux dernières étant mises à mal et pratiquement à bas dès l’été 1789). Je m’explique : avant le grand tumulte de 1789, la France est la première puissance d’Europe (voire du monde ?) et elle maîtrise désormais les mers, au moins en partie, depuis ses victoires navales du début des années 1780 face à l’Angleterre, thalassocratie marchande en plein doute depuis sa défaite américaine. Elle est la première puissance industrielle et la première diplomatie mondiale, mais, alors que le pays est riche et apparaît tel aux yeux des étrangers, pays comme individus, l’État, lui, est pauvre et en butte aux pressions de plus en plus fortes des élites frondeuses, aristocratie parlementaire et bourgeoisie économique (même si le pluriel pourrait bien être employé pour cette dernière, plus protéiforme qu’on le croit généralement). Si l’on s’en tient aux aspirations de la noblesse libérale et financière et à celles de la bourgeoisie économique, elles sont simples : prendre le Pouvoir politique, au nom du Pouvoir économique, en arguant que ceux qui font prospérer les capitaux sont les plus aptes à l’exercice de l’État, ravalé (dans leur logique) à un simple rôle de gestionnaire et non plus d’arbitre ou de décideur politique. En somme, indexer le Pouvoir politique sur le seul Économique, au risque d’en oublier l’importance d’une politique sociale d’équilibre… Ce qui arriva dès que la Révolution prit les rênes du gouvernement au détriment de l’autorité royale elle-même, et qui provoqua l’explosion de la pauvreté en France dès le début des années 1790 et l’effondrement de l’économie française, bientôt aggravé par la guerre et la fin de la Marine française.

Ainsi, le XIXe siècle que, quelques années avant la Révolution, l’on annonçait « français », sera en définitive « anglais » et c’est le modèle capitaliste « sans frein » qui triompha, la France s’y étant « ralliée », en sa haute (et pas seulement) bourgeoisie et par les textes législatifs de 1791 (aggravés par Napoléon et son fameux « livret ouvrier » si défavorable aux travailleurs), puis par un « mimétisme nécessaire » pour ne pas être décrochée dans la compétition économique mondiale de l’après-Révolution…

J’en suis persuadé : si 1789 n’avait pas eu lieu tel qu’il a eu lieu, trahissant l’esprit même des états généraux et des cahiers de doléances voulus par le roi Louis XVI, et laissant l’Économique s’emparer du Politique, « 1791 » n’aurait pas été cette défaite du monde du travail et la France n’aurait pas perdu le combat civilisationnel face au « Time is money » anglo-saxon

Est-il définitivement trop tard ? Un disciple de La Tour du Pin, ce penseur majeur du royalisme social et corporatiste, était persuadé du contraire et, crânement, il déclarait que « la politique de la France ne se fait pas à la Corbeille (la Bourse) » tout en rappelant aussi le « Politique d’abord » (comme moyen et non comme fin) par la formule, simple mais efficace : « l’intendance suivra ! »… Mais c’était toujours la République et l’effort d’un moment n’a pas suffi et ne suffit pas si les institutions elles-mêmes ne l’enracinent pas dans la longue durée, celle qui permet de traverser les siècles et d’aider les générations qui se succèdent. La République n’est pas la Monarchie, tout simplement, même s’il lui arrive de l’imiter, dans un hommage involontaire du vice à la vertu









Notes : (1) : Depuis la première publication de cette note (2016) sont parus deux livres qui comblent en grande partie le vide sur le XIXe et le début du XXe siècle : « Le catholicisme social, de la Restauration à la Première Guerre mondiale », de Léo Imbert, éditions Libres, 2017 ; « Actions et doctrines sociales des catholiques. 1830-1930 », de Daniel Moulinet, Cerf, 2021. D’autres ouvrages avaient précédé, comme ceux de Xavier Vallat, d’Antoine Murat et, entre autres, de Jean-Baptiste Duroselle. Mais rien n’existe vraiment sur les royalistes sociaux de la fin des années 1940 à nos jours…


Postface : Une nouvelle écriture de cette note me conduira sans doute à présenter aussi les idées des physiocrates (en prenant appui sur le dernier livre de Jean-Marc Daniel, « Redécouvrir les physiocrates », livre qui s’inscrit dans une perspective libérale et dont il me faudra préciser les limites, voire les erreurs de sens et de portée…) et les réformes de Turgot sous Louis XVI ainsi que celles de Choiseul qui les précédent dès 1763, et qui inaugurent un « cycle libéral » (encore contrarié sous la Monarchie d’Ancien Régime) dont l’apogée légale et pratique sera, en somme, les lois de 1791 et leur application au XIXe siècle.




Jean-Philippe Chauvin

Rendre vie et pouvoir(s) aux corps intermédiaires.

La République macronienne peut-elle se réjouir du passage en force d’une réforme des retraites qui, si l’on en croit quelques ultras du libéralisme et les experts de la Commission européenne, ne peut être que provisoire et considérée, ainsi, comme inachevée ? Le report de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans est pourtant rejeté par 93 % des Français actifs (1), ce qui est révélateur du malaise social ambiant et de la défiance du monde des travailleurs à l’égard du gouvernement. Mais ce qui est encore plus marquant dans cette confrontation entre les promoteurs de la réforme et ses opposants, c’est l’absence de considération du pouvoir en place et de son premier magistrat à l’égard des corps intermédiaires, dans une logique similaire à ce que fut celle des constituants de la Révolution française quand ils rédigèrent et votèrent les lois d’Allarde et Le Chapelier en cette triste année 1791, la pire pour les travailleurs sur le plan social de toute notre histoire contemporaine : même les syndicats et les revues économiques commencent à le reconnaître à nouveau, après un long déni de plus d’un siècle et demi (2), et c’est toujours cela de gagné, ne serait-ce que pour la compréhension de la question sociale en France.

C’est ainsi, ce mois d’avril 2023, la revue Alternatives économiques (3) qui évoque la difficulté d’établir des compromis sociaux en France depuis la Révolution française : « C’est une longue histoire qui remonte à la Révolution française. Contrairement à ce que beaucoup imaginent, celle-ci fut avant tout un grand moment de libéralisme sur le terrain économique et social. Une des premières tâches que se donnèrent les révolutionnaires fut en effet d’abolir les corporations qui freinaient le dynamisme économique du pays. (4)
« Mais, avec elles, ils interdirent aussi toutes les formes de syndicalisme naissant et de négociation contractuelle avec le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier adoptés en 1791. Devant la Convention, Isaac Le Chapelier posait clairement les enjeux : « Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation. » Entre l’Etat et le citoyen, la République ne veut connaître aucun « corps intermédiaire ». » Il y aurait quelques précisions à apporter à ces extraits, en particulier sur le fait que la Révolution, d’abord individualiste et libérale, ne pouvait faire autrement, en bonne logique, que de supprimer les libertés concrètes et les protections du monde des travailleurs pour assurer le plein triomphe d’une Liberté du travail qui n’était rien d’autre que la liberté de celui qui avait les moyens de le financer : désormais, l’Argent l’emporte sur le Travail, et ce dernier change, en définitive, de fonction sociale. C’est aussi l’une des causes du mal-être au travail pour nombre de salariés aujourd’hui et de sa dévalorisation, y compris aux yeux de ceux qui en tirent un profit financier (autre que le simple revenu du travailleur lui-même) : ceux-ci se moquent bien que ce soit un être humain ou un être d’acier et de plastique qui produise pourvu que ce qui est produit leur soit le plus bénéfique possible, qu’ils soient actionnaires ou dirigeants d’entreprise (souvent à la façon d’un mercenaire, recruté pour optimiser la valeur de l’entreprise sans avoir d’autre lien avec celle-ci que le contrat qui l’attache, provisoirement, à l’histoire de l’entreprise).

Mais les syndicats n’ont pas remplacé les corporations, et cela même si leur action peut être bénéfique en certains cas, au cœur des entreprises ou des administrations, pour assurer la défense des droits des travailleurs : ne les accuse-t-on pas alors, d’ailleurs, de « corporatisme », comme si c’était un crime (et cela le serait aux yeux de M. Le Chapelier…) de défendre les intérêts des travailleurs d’une branche d’activité professionnelle en faisant appel à la mobilisation d’un corps constitué (sur des intérêts communs à un groupe socioprofessionnel) se voulant représentant de ceux-ci ? Mais la lutte des classes que, longtemps, les syndicats ont promue de façon plus idéologique et mécanique que véritablement pratique et efficace, a parfois limité la portée de leur existence même. Vecteurs de grandes mobilisations qui ont eu leur utilité, et c’est encore vrai aujourd’hui (5), les syndicats souffrent d’une marginalisation croissante dans une société dominée par l’individualisme et la balkanisation des appartenances : environ 7 % seulement des salariés sont officiellement syndiqués dans notre pays, ce qui peut servir d’argument pour décrédibiliser la parole des syndicats, même si certains d’entre eux se décrédibilisent très bien tout seul par des actions irréfléchis et, parfois, irresponsables, au risque de fragiliser, au-delà de leur propre image, l’activité économique elle-même des entreprises ou l’efficacité des services et des administrations.

Ainsi, si les syndicats sont plus que jamais nécessaires à la vie sociale de notre pays, il paraît tout aussi nécessaire de repenser le cadre de leur action et les institutions ou instances de discussion et de proposition qui puissent jouer un rôle de médiation entre les autorités politiques et les forces actives du monde du travail : en somme, il s’agit de rendre aux corps intermédiaires une organisation qui leur permette de dédramatiser les situations de crise, voire de les désenfler ou de les désarmer avant qu’il ne soit trop tard et que le ressentiment n’empêche toute concorde nationale et toute possibilité de sortie de crise honorable et juste pour chacun des acteurs engagés dans un bras de fer social. Néanmoins, le rôle de l’Etat ne doit pas être d’imposer une organisation socio-professionnelle qui serait « à sa main », mais bien plutôt de susciter cette organisation (éventuellement de lui fournir un cadre institutionnel légal) qui doit être l’œuvre des acteurs sociaux eux-mêmes, des syndicats de salariés aux associations patronales, des entreprises aux conseils de consommateurs, etc. En revanche, l’Etat pourrait réfléchir à la valorisation de l’actuel Conseil économique, social et environnemental sous la forme d’une sorte de « sénat des métiers et services » qui pourrait se combiner au sénat actuel.

En fait, ce ne sont pas les idées et propositions qui manquent, mais bien plutôt le manque de volonté politique, au-delà même de quelques blocages idéologiques, autant du côté de l’individualiste pro-Le Chapelier qu’est le président actuel que de celui des jacobins qui l’entourent mais aussi chez certains syndicalistes marqués par le refus des compromis (confondant ceux-ci avec les compromissions) et du dépassement de la lutte des classes, cette dernière devenant nihiliste et contre-productive quand elle se fige en dogme définitif… (6)

Certains diraient que la société est bloquée : en fait, c’est plutôt la République actuelle qui est bloquante, et le comprendre, c’est déjà ouvrir le champ des possibles vers d’autres perspectives institutionnelles, non comme une fin, mais bien plutôt comme un moyen, un simple moyen mais un moyen nécessaire pour débloquer ce qui doit l’être, et permettre l’épanouissement des corps intermédiaires et des libertés socio-professionnelles et corporatives…




Jean-Philippe Chauvin




Notes : (1) : C’est une étude publiée en janvier dernier par l’Institut Montaigne, pas particulièrement de gauche, qui l’affirme, en se basant sur un échantillon représentatif de 5001 actifs (et non de retraités ou de jeunes en cours de formation…) : cette quasi-unanimité pose problème sur l’acceptabilité de la réforme qui, si elle est appliquée, se heurtera sans doute à un effet d’effort décroissant de la part des travailleurs les plus proches du moment de départ. La productivité générale pourrait s’en trouver affectée, ce qui serait dévastateur, d’une part à cause d’une création de valeur plus coûteuse sans être plus efficace, d’autre part à cause de l’impossibilité de faire appel à de nouvelles énergies dans les professions concernées par le souci évoqué auparavant sans alourdir les frais de fonctionnement des entreprises et des administrations.

(2) : En fait, le déni n’était pas si complet que cela, et les socialistes et les syndicalistes de la première moitié du XIXe siècle dénonçaient la loi Le Chapelier et l’interdiction de toute grève et toute association ouvrières qu’elle portait en ses articles 2 et 8… Mais la politique, peu à peu, l’a emporté sur le social, et la Révolution est devenue, aux yeux des partisans de gauche, un « bloc » dont il était désormais malvenu de critiquer quelque aspect qu’il soit : du coup, les lois autorisant la grève (loi Ollivier de 1864) et les syndicats (loi Waldeck-Rousseau de 1884) firent oublier les causes législatives et révolutionnaires du malheur ouvrier français du temps de l’industrialisation…

(3) : L’article d’Alternatives économiques de ce mois d’avril est signé par Guillaume Duval, pages 28-31.

(4) : Cette assertion sur le frein au dynamisme économique que les corporations constitueraient n’est pas exactement vérifiée par l’histoire économique et sociale de notre pays : mais elles limitaient effectivement les appétits des puissances d’argent (réelles ou potentielles) par l’exigence de l’appartenance au Métier de ceux qui souhaitaient en tirer profit financier et par celle de l’obligation de qualité, autant de production que de service, et de respect de bonnes conditions de travail des ouvriers (respect parfois plus théorique que réel, mais néanmoins contrôlé par les corporations elles-mêmes et juridiquement confirmé à l’occasion…). Ce modèle économique et social particulier de celle qui était alors la première puissance économique d’Europe était, en tout cas, un frein au capitalisme débridé et aurait pu constituer, si la Révolution française, ne l’avait pas détruit légalement et juridiquement, une véritable alternative au modèle anglo-saxon qui devint ouvertement dominant depuis le XIXe siècle…

(5) : Le rôle des syndicats dans la contestation de la réforme des retraites est important et nécessaire, et la négligence du gouvernement et du président à leur égard peut expliquer le surprenant sondage de ce mercredi 5 avril 2023 qui évoque une possible (et nette !) victoire de Mme Le Pen face à M. Macron si le second tour de la présidentielle avait eu lieu aujourd’hui est éminemment révélateur ! « Tout se paye », dit le proverbe…

(6) : La lutte des classes est un fait dans les sociétés dites capitalistes, et il n’est pas certain, qu’en suivant sa logique jusqu’au bout, à la fin, ce soit forcément les travailleurs qui gagnent… D’où la nécessité de la suivre parfois, mais de toujours penser qu’elle doit être dépassée et qu’il s’agit de construire une société politique où ce soit plutôt la conciliation des classes (et non leur confusion ou disparition) qui l’emporte, dans l’intérêt de tous et, au-delà, du pays lui-même et de son avenir « que tout esprit bien né souhaite à sa patrie », selon l’heureuse formule maurrassienne…


Accidents du travail : ne pas accepter la fatalité !

L’insécurité sociale contemporaine, c’est aussi le risque au travail et ses formes les plus dramatiques, les accidents du travail. Un livre récent de 2021 vient nous le redire, intitulé : « Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles », souligné d’un sous-titre terrible : « 14 morts, 12.500 blessés par semaine en France » (livre signé de Véronique Daubas-Letourneux, 310 pages, édité chez Bayard) ! Chiffres terribles, jamais évoqués dans les grands médias audiovisuels à ma connaissance, et qui peuvent (et doivent) inciter à la réflexion, sans négliger le recueillement possible pour les victimes de ces drames !
Un petit calcul montrera aussi l’ampleur de cette question, celui qui consiste à rapporter ces chiffres hebdomadaires à l’année entière : plus de 700 morts et environ 650.000 blessés sur le lieu du travail chaque année… Bien sûr, tous les métiers ne sont pas concernés de la même manière : peu de cadres et de professeurs, mais nombre d’ouvriers (principalement du bâtiment avec 14 % des accidents et 19 % des décès, des transports et de l’agroalimentaire), ainsi que de la main-d’œuvre féminine des services de soins.

Quelles causes à ces accidents du travail beaucoup trop fréquents aujourd’hui ? Selon l’enseignante Véronique Daubas-Letourneux citée par La Croix L’Hebdo (22-23 janvier 2022), « la montée, depuis quelques décennies, d’un management « à l’objectif » – et les cadences qui vont avec – comme la précarisation des statuts, en particulier chez les jeunes, accroissent la pression sur les travailleurs et les rendent plus vulnérables. Ce qui explique sans doute pourquoi, après une baisse continue du nombre d’accidents de 1950 à 2000, l’indice de fréquence et le taux de gravité ont tendance à repartir à la hausse. »

Que faire, dès maintenant, pour éviter au maximum que la mortalité au travail n’augmente ? Multiplier les interventions de l’inspection du travail qui, en 2019, « ont ainsi mis fin à 4 632 chantiers jugés dangereux », est une nécessité mais qui ne peut se faire efficacement que s’il existe une véritable stratégie de recrutement et de formation de nouveaux inspecteurs du travail, ainsi qu’une mise sous pression des entreprises qui utilisent des sous-traitants, en améliorant la « traçabilité » de ces derniers et leur encadrement pour leur éviter une trop grande exposition aux dangers ; retracer les contours d’une véritable politique de santé et de prévention des risques liés aux activités professionnelles ; responsabiliser les entreprises, leur direction et leur encadrement, pour mieux sécuriser les espaces de travail et préserver les travailleurs eux-mêmes ; etc. (liste de propositions non exhaustive, évidemment).

Bien sûr, toute activité professionnelle comporte des risques et le « zéro accident » est impossible, ne serait-ce que parce qu’il y aura toujours cette part d’impondérable et du « triste hasard », qui s’avère parfois mortel. Mais, il est tout à fait possible de faire baisser le nombre d’accidents professionnels et de limiter les risques (ou de les prévenir). Il ne s’agit pas d’entraver la vie des chantiers ou des usines par des lois supplémentaires mais juste de faire appliquer celles qui existent déjà, sans tomber dans un formalisme inutile et contre-productif. Mais, au-delà, il est une philosophie qu’il faut appliquer au monde du Travail, dans un esprit à la fois corporatif et « personnaliste » : considérer que l’économie doit être au service des hommes, et non l’inverse (ce qu’a rappelé le pape Jean-Paul II, dans l’encyclique Laborem Exercens sur le travail, en 1981), et qu’elle ne doit pas négliger ce qui fait, aussi, l’équilibre d’une société, c’est-à-dire l’intégrité physique et mentale des travailleurs.


Jean-Philippe Chauvin

Quel rôle souhaitable pour l’Etat dans l’économie française ?

Les mauvaises nouvelles sociales semblent désormais tellement habituelles que les médias ne leur accordent que quelques lignes rapides et quelques secondes d’antenne sauf, peut-être, dans la presse régionale, celle de la proximité, celle dont quelques uns des lecteurs et des auditeurs sont les victimes de cette grande saison de « lessivage » au détriment des salariés : Meccano à Calais, Fleury Michon à Plélan-le-Grand (près de Rennes), San Marina dans tout le pays après Camaïeu et quelques autres, sans parler des boulangeries étranglées par la hausse des prix de l’énergie nécessaire à la cuisson du pain, entre autres. C’est un massacre social et cela malgré le maintien (pour combien de temps encore ?) du niveau d’emploi en France, même si celui-ci peut s’accompagner d’une grande part de précariat, forme contemporaine du prolétariat d’antan. Ce qui est rageant, c’est que, le plus souvent (mais pas forcément toujours, faut-il souligner), les coupables de cette situation ne sont pas les ouvriers ou les employés eux-mêmes, dont le travail et le savoir-faire sont, paradoxalement, appréciés avant que d’être licenciés malgré tout, mais les directions et les actionnaires responsables de mauvais choix stratégiques ou de cynisme profiteur pour certains : les syndicats, souvent dénigrés sans beaucoup de nuance (pour de bonnes, mais parfois aussi pour de mauvaises raisons), ont généralement alertés en amont la direction de l’entreprise des risques devenus inquiétudes puis faillites. Dans la plupart des cas, il leur a été répondu de ne pas s’alarmer, que la situation était sous contrôle, que les emplois n’étaient pas menacés, etc. Il est d’ailleurs frappant de constater que le jour fatal venu, ils sont ménagés par la direction, ne serait-ce que pour permettre des négociations de fin d’activité et d’indemnisation des travailleurs qui se fassent dans le calme, sans casse et sans scandale…

Et l’Etat là-dedans ? Si son objectif est bien d’atténuer les conséquences sociales des fermetures d’entreprise, il semble bien peu capable de prévenir ces crises multiples et d’en prémunir, autant que faire se peut, les salariés et les populations (1), malgré ses grandes déclarations lyriques du moment de visibilité, surtout médiatique, de la crise. D’ailleurs, doit-il forcément intervenir dans l’économie ou dans la vie (et la mort) des entreprises ? En fait, l’Etat, s’il veut être efficace là où il doit être, ne doit pas « tout faire » et il n’est pas bon de tout attendre de lui, car l’étatisme n’est ni une solution ni même souhaitable : son rôle, son devoir régalien est de favoriser les initiatives économiques les plus utiles au pays (et elles ne manquent pas en France), éventuellement de les orienter pour permettre d’atteindre le plus possible à la prospérité sans l’excès des profits et sans l’hubris d’une profitabilité qui peut vite tourner à « l’économie barbare » (2), néfaste pour les salariés et, souvent, pour l’environnement lui-même (3).

En ces temps de mondialisation, sans doute faut-il repenser le rôle de chacun des acteurs dans l’organisation de la vie économique et sociale, sans le déni des caractéristiques de l’économie contemporaine mais sans l’acceptation des conditions de celles-ci quand elles sont indignes : si le moralisme n’a guère sa place en économie, cela n’empêche nullement de fixer des limites aux excès de cette activité de production et d’échange, et c’est d’abord dans le cadre national (en espérant qu’il puisse servir d’exemple, voire de modèle aux autres pays du monde, y compris ceux qui aujourd’hui semblent peu sensibles aux questions de justice sociale…) que cela peut se faire. Mais ce cadre, nécessaire et doté de moyens législatifs et judiciaires qui peuvent être fort efficaces pour autant que l’Etat le veuille vraiment (4), doit aussi favoriser la vie d’institutions socio-professionnelles susceptibles d’organiser, de coordonner, de valoriser les productions et leur intégration au Marché sans négliger la qualité des biens et des services fournis, et sans méconnaître les intérêts des travailleurs, des cadres et des dirigeants d’entreprise (5) : que l’on nomme « branches » ou « corporations » ces cadres institutionnels renforcés (sous la forme de personnalités juridiques pourvues d’un patrimoine propre et « cogéré » par les acteurs de celles-ci) n’a en définitive guère d’importance, pourvu qu’ils soient efficients et, socialement comme économiquement, efficaces…






Notes : (1) : Un salarié, en tant que consommateur inscrit dans un écosystème local, représente plus de valeur que sa seule production industrielle ou tertiaire, en particulier s’il est parent ou grand-parent, et sa précarisation entraîne un affaiblissement, non seulement de sa famille, mais aussi de sa commune d’installation et des commerces, mais aussi associations (y compris sportives) et services locaux. Une lecture purement individualisée ou individualiste du salariat est une erreur souvent commise par les économistes « généralistes », erreur qu’il s’agit de ne pas reproduire…

(2) : L’hubris de la profitabilité c’est, entre autres, l’exploitation brutale des travailleurs pour dégager le plus de profits pour l’entreprise et ses actionnaires, exploitation qui fait de l’économie une activité financièrement spéculative quand elle doit, d’abord, permettre la prospérité de ceux qui créent, produisent, transforment et échangent biens et services. La prospérité de tous n’est pas l’égalitarisme ni une hypothétique égalité économique, mais une redistribution des fruits du travail selon les qualités et les efforts de chacun dans le cadre socio-professionnel et économique, sans négliger la hiérarchie sociale qui, mesurée et légitime, est la traduction économique de la justice sociale. Dans cette logique, l’inventeur est valorisé, tout comme le producteur « de base » est reconnu dans sa dignité de producteur, maître d’un savoir-faire et d’une valeur ajoutée liée à celui-ci et au temps de sa production.

(3) : L’environnement est, ici, un cadre de vie et de production qu’il paraît bien nécessaire de préserver pour permettre aux générations futures d’en jouir à leur tour…

(4) : Les Etats-Unis en sont la démonstration la plus frappante, parfois au sens purement littéral du terme…

(5) : Les intérêts des producteurs de base, des personnels d’encadrement et de commercialisation, et des dirigeants d’entreprise ne sont pas toujours les mêmes et, parfois, peuvent donner lieu à des incompréhensions, à des tensions, voire à des antagonismes que certains s’empresseraient de qualifier de « lutte des classes ». Sans tomber dans la démagogie ou l’utopie, il est possible de chercher à accorder les souhaits de chaque catégorie, en rappelant l’intérêt de tous qui est de voir l’entreprise perdurer et prospérer pour que chacun y trouve satisfaction : la récente réussite de La Redoute qui, après des années très difficiles, a réussi à rebondir au point de verser à ses salariés actionnaires un dividende de 100.000 euros par personne (pour une mise de départ de… cent euros !), prouve à l’envi que la motivation vaut mieux que l’exploitation…






Jean-Philippe Chauvin