Le 11 novembre 1973, collégien de Sixième à Rennes, je fus chargé de porter le drapeau du « lycée de jeunes filles Jean-Macé », établissement qui n’était mixte que depuis la rentrée de 1969… C’était un grand honneur pour moi et c’était aussi la première fois que je participais directement à une commémoration de l’armistice de 1918, serrant la main de quelques octogénaires qui, plus d’un demi-siècle auparavant, avait connu la boue des tranchées et la mort de leurs camarades d’infortune et de gloire. Jusque là, c’est du haut d’un immeuble voisin de la place du Champ de Mars que je regardais le défilé militaire, contemplant les matériels qui, pour l’occasion, étaient de sortie, et je ne connaissais alors les anciens de 1914 qu’à travers les drapeaux qu’ils portaient et qui, d’ailleurs, les cachaient le plus souvent. Ce 11 novembre 1973, ils étaient là, devant moi, et pourtant je n’avais pas encore la nette conscience du temps qui était passé depuis le Grand drame, premier mais pas dernier du XXe siècle, malheureusement. Les années passant, quand les rangs des poilus survivants s’éclaircissaient de plus en plus jusqu’à disparaître entièrement, je n’oubliais jamais ce jour-là d’assister en spectateur à la cérémonie et, dans les années 1990, j’y ajoutais le rituel, la veille et au moment même du souvenir officiel, de lire quelques pages de Tombeaux, ce recueil d’articles nécrologiques écrits et publiés quelques années après l’armistice sous la forme d’un livre sans ordre apparent par le théoricien du nationalisme intégral, Charles Maurras.
Sous la couverture ornée d’une femme casquée et ailée symbolisant la France comme Athéna la cité antique de la mer Egée, c’est un grand cimetière, un véritable Panthéon de l’Ancienne France qui se déploie au fil des pages : en fait, la Grande guerre a été le tombeau de la France d’Ancien régime, de la France monarchique et rurale qui, tout compte fait, avait survécu à l’ouragan révolutionnaire et au XIXe siècle industrialiste et progressiste. Car, si la République est véritablement née en 1881 avec les lois scolaires de Jules Ferry, la Monarchie, elle, n’est vraiment morte qu’en 1914-1918, du moins celle qui vivait dans le sentiment et la continuité de l’histoire de France depuis ses origines rémoises et capétiennes : la guerre mondiale a été l’occasion d’une grande Tabula rasa que même les années de la Terreur n’avaient pas réussi à faire, car provoquant des résistances dont le souvenir reste vif autant que détesté et contesté par la doxa républicaine officielle, particulièrement dans l’usine de l’Education nationale. Les Bretons, descendants des Chouans de Bretagne, du Maine et de Normandie, payèrent un prix extrêmement lourd au premier conflit mondial, et trois de mes arrière-grands-pères y laissèrent la vie quand, dans le même temps, mon grand-père maternel passait quatre ans dans les tranchées, principalement comme brancardier, fonction ingrate et éminemment périlleuse… Personne ne dérogea à ce qui était présenté comme un devoir patriotique quand, à bien y regarder, les gagnants de la guerre ne furent pas forcément les soldats vainqueurs… A la fin de Tombeaux, Maurras rapporte une anecdote terrible, qui rappelle aussi les propos sévères d’Anatole France sur les profiteurs de guerre : de passage à Verdun en février 1921 pour l’inhumation définitive de Pierre Villard qui avait été, avant-guerre, l’un des dirigeants des étudiants d’Action française et qui lui légua personnellement une somme importante pour donner naissance à la Revue Universelle en 1920 (une revue qui existe toujours un siècle après, fidèle au royalisme maurrasso-bainvillien de ses origines), Maurras visite la ville et les bords de la Meuse, accompagné d’un guide qui lui présente les lieux, dévastés par les combats. Gravats, ruines, désolation : « Autour de nous, à perte de vue, s’étendait un paysage de pans de murs fauchés à hauteur d’homme, de maisons décoiffées ou bien rasées du haut en bas. Seule, neuve, presque riante, refaite de pied en cap, ailes et toiture, une grande boîte de brique, de pierre et d’ardoise carrait et étalait l’orgueil d’une renaissance égoïste qui, jusque dans cette demi-ombre, offensait.
Je demandai qui était cette Nouvelle Riche.
Le guide répondit : – La Banque.
Ce n’était pas pour établir la sale royauté de l’or ou du papier que sont tombés tant de héros pleins d’intelligence et de vie. Devant la dictature financière que prépare la République, le souvenir des morts, royalistes ou non, ordonne d’en finir au plus tôt avec ce régime. »
Un siècle après, ces mots de colère et de dégoût résonnent bien étrangement… et ils nous engagent, d’une certaine manière : le souvenir des morts pour la France, que nous perpétuons dans ce temps malheureux d’amnésie confortable et conformiste, mérite plus que l’hommage ; il oblige à la réflexion et à l’action…
Jean-Philippe Chauvin