Les retraites ne sont pas solubles dans le 49.3 !

Ces derniers jours ont été bien agités dans les villes de France, et les slogans des manifestants n’ont pas suffi à étancher la colère qui, sur les lieux de travail ou de convivialité, s’exprime de façon de plus en plus imagée et, en définitive, de moins en moins tranquille : autant dire que le 49.3 a jeté une immense bassine d’huile sur un feu qui ne demandait qu’à se transformer en incendie ! Est-ce de la maladresse de la part d’un président qui paraît de plus en plus absent à la France ou du cynisme, une façon de provoquer une opinion publique qui, malgré les manifestations syndicales des dernières semaines, tendait pourtant à se résigner à cette mesure impopulaire du recul de l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans ?

Il est étonnant de constater que ce président qui emploie souvent le vocabulaire de l’audace et du courage se réfugie, à la fois craintif et arrogant, derrière un article qui, tout constitutionnel et démocratique qu’il soit, n’en reste pas moins, dans le cas présent, comme un soufflet aux parlementaires, à ce pays légal (de l’Assemblée nationale mais aussi du Sénat) qui d’ordinaire se plie aux apparences de la dispute politique au sein des assemblées et sur les plateaux de télévision et qui, aujourd’hui, se trouve frustré par le Chef de l’Etat de son occupation principale : car, que reste-t-il aux parlementaires d’opposition, par exemple, si ce n’est la seule voie du courage suicidaire ? Si la motion de censure la plus réaliste (1), celle des centristes, réussissait à renverser le gouvernement d’une Madame Borne déjà condamnée au départ prochain, l’Assemblée nationale serait immédiatement dissoute et de nouvelles élections législatives, si l’on en croit les derniers sondages, ne changeraient pas fondamentalement les équilibres actuels, au risque de verser un peu plus dans une sorte de retour à feue la Quatrième République et, donc, à une ingouvernabilité qui serait la pire des politiques pour une France qui, en fait, a besoin d’une direction claire, affirmée et, surtout, volontaire et indépendante, en un mot : souveraine !

En fait, à moins d’une grande surprise (2), le gouvernement ne tombera pas, et la réforme des retraites de 2023, qui entrera alors en vigueur dès cette année, n’est que le prélude à celle de 2027 (déjà annoncée par quelques prétendants au siège élyséen et voulue par les instances européennes comme par les milieux financiers) destinée à aligner l’âge légal de départ à la retraite sur les recommandations de la Commission européenne (3), soit 67 ans…

Alors, que faire ? Il m’apparaît nécessaire de continuer à dénoncer un report désormais toujours plus loin de l’âge de départ à la retraite, particulièrement injuste pour les classes laborieuses (au sens fort du qualificatif) et populaires, ouvrières, paysannes et d’employés, sans négliger néanmoins que certains peuvent vouloir poursuivre leur profession au-delà de l’âge légal de départ à la retraite et qu’il faut aussi leur ouvrir cette possibilité : un peu de souplesse dans le système d’accès à la retraite est évidemment nécessaire, ce que la réforme Borne, mal ficelée et fort incomplète en plus de ne pas être socialement juste, n’évoque même pas, preuve de son caractère purement technocratique et financier… Mais il faut aller plus loin dans la réaction et rappeler qu’il ne pourra y avoir de pérennité du système de retraites par répartition que s’il s’accompagne d’autres formes d’épargne en prévision du temps de l’après-travail, qu’elles soient corporatives ou socio-professionnelles (cela existe déjà pour certains secteurs d’activité et professions, et parfois depuis fort longtemps), ou qu’elles soient constituées par une « épargne sur les bénéfices des entreprises », dont les formes peuvent varier selon le moment ou l’activité, et selon les profits réalisés eux-mêmes. De plus, il y a trois éléments qu’il ne faut pas négliger pour équilibrer le système de solidarité intergénérationnelle (qui, d’ailleurs, doit fonctionner dans les deux sens et sur des synergies entre générations, entre autres) : 1. Une politique démographique qu’il n’est pas abusif de qualifier de nataliste ; 2. Une politique de l’emploi destinée à garantir, autant que faire se peut, une continuité de celui-ci durant le temps professionnel, y compris pour les travailleurs âgés (je rappelle que ce qualificatif d’âge ne s’applique pas forcément de la même manière selon la profession et la charge de travail, mais aussi selon les forces physiques et la santé des personnes : un ouvrier du bâtiment vieillit plus vite qu’un professeur d’université, en général) ; 3. Une politique de création de valeur (de richesses, si l’on préfère) qui peut être soutenue par une stratégie d’incitation et d’impulsion de l’Etat, et qui doit permettre aux entreprises, quelles que soient leur taille et leur puissance, de valoriser leur activité et d’exploiter intelligemment les atouts français (espaces ; potentialités énergétiques, agricoles ou industrielles ; savoir-faire et matière grise, etc.).

La République actuelle peut-elle mener cette politique sociale juste et nécessaire dont le pays et ses habitants ont besoin pour envisager l’avenir sans le poids trop lourd de l’inquiétude ? Au regard des blocages qu’elle semble se créer elle-même, il est logique de douter de ses capacités… A bien y regarder, cette crise sociale et désormais politique (mais ne l’a-t-elle pas toujours été, en fait ?) peut être l’occasion de réfléchir sur les institutions politiques elles-mêmes et leur rapport avec le monde du travail, rapport qui, pour être constructif et crédible, doit largement reposer sur une bonne compréhension de la justice sociale et sur la concertation permanente avec les corps sociaux productifs, partie prenante d’une économie dont ils sont aussi les acteurs incontournables…




Jean-Philippe Chauvin


Notes : (1) : Quand j’écris que la motion de censure présentée par les centristes est la plus réaliste, cela ne signifie pas qu’elle soit la plus satisfaisante mais qu’elle est simplement en mesure de rassembler des voix de tous les bords de l’Assemblée sans être accusée de servir les intérêts des uns ou des autres et, donc, qu’ de mobiliser le maximum des voix possible et nécessaire pour arriver à ses fins, communes à des groupes politiques qui, d’ordinaire, se détestent et s’excommunient rageusement les uns les autres…

(2) : Qui sait ? Après tout, n’est-il pas bien connu que « le désespoir en politique est une sottise absolue » ?

(3) : Depuis janvier 2011, la Commission européenne recommande de retarder l’âge légal de départ à la retraite à 67 ans, et certains pays ont déjà cédé à cette insistante demande, et cela même s’ils étaient dirigés par des partis de gauche, voire de gauche dite radicale : en Espagne, pour 2027 ; au Portugal, c’est 66 ans et 7 mois, mais avec une possibilité d’élévation prochaine en fonction de l’espérance de vie des retraités eux-mêmes ; en Italie, en Allemagne, en Belgique, c’est aussi officiellement 67 ans, à plus ou moins long terme…