Comment peut-on être corporatiste aujourd’hui ?

(Article paru dans l’Action Sociale Corporative n°16)

Logo Vincit Concordia Fratrum 1Par un artisan-carreleur dirigeant l’active association corporatiste Sauvegarde et promotion des Métiers, issue de la Cité Catholique; quelques rappels utiles pour montrer que le corporatisme est toujours aujourd’hui une réalité vivante de l’ordre social.

Il est très difficile aujourd’hui de proposer le principe corporatif comme conception économique, tant les esprits sont imprégnés des idéologies dominantes : le libéralisme et le socialisme. Depuis que l’ordre naturel, fondé sur des communautés naturelles organiques, a été bouleversé par la loi Le Chapelier, qui ne reconnaît plus que les individus et l’État, nous baignons dans un système qui oscille entre la poursuite d’intérêts individuels, exaltés par l’idée de concurrence, où toutes les barrières qui régulaient l’économie sont abolies, et une défense d’intérêts de classe, où le principe d’opposition s’est substitué au principe d’union et d’organisation (1). Tout le problème est là. Cette philosophie de l’économie, a débouché sur l’ouverture des marchés à tous vents, au développement de la grande distribution tuant le commerce de proximité, à la mondialisation, aux multinationales et à la disparition des économies locales, qui reflétaient un art de vivre et qui ont fait toute l’originalité de notre civilisation. Que peu-t-on faire aujourd’hui pour reconstituer des structures d’organisation et de participation dans le domaine professionnel ?

Résister au discours libéral

Comment ? En diffusant la doctrine sociale de l’Église la plus traditionnelle, si mal connue. Au nom de l’efficacité économique, de la recherche du rendement, du profit, de la consommation effrénée de biens de consommation, on a oublié les impératifs du Bien Commun.
Deux axiomes pernicieux ont engagé l’économie dans cette fausse voie.
Le premier a été émis par un économiste libéral Adam Smith, à la fin du XVIIIè siècle : « La recherche par chaque individu de son intérêt personnel est le meilleur moteur de l’intérêt général. » Ce sont les mêmes termes que l’on retrouve dans la loi Le Chapelier, qui a généré le libéralisme et le socialisme, et annihilé les corps intermédiaires.
Le second, tout aussi pernicieux, de Jean-Baptiste Say, au début du XIX » siècle : « Si un pays peut vous fournir une marchandise meilleur marché, il vaut mieux que nous la lui achetions ». Ces deux axiomes ont été complétés par la théorie des spécialisations nationales et reprises par des économistes comme Frédéric Bastiat et Frédéric Havek.
On a ainsi inversé l’ordre des valeurs. Tout a été centré sur le prix au détriment de la qualité. L’intérêt particulier a généré un individualisme forcené et rompu un certain lien social qui unissait des hommes au sein de corps intermédiaires à échelle humaine, organisés selon le principe de subsidiarité. L’intérêt, qui sous-entend un concept d’argent, a été privilégié par rapport à la notion de bien commun, qui disparaît de fait.

Revenir à des pratiques plus réalistes

Les effets néfastes de cette économie libérale sont tels – pollution, destruction de l’environnement, exploitation sans mesure de richesses minérales, qui ne sont pas inépuisables, urbanisation à outrance – que, par nécessité évidente, on revient à des pratiques plus réalistes : bicyclette en ville, agriculture biologique, recherche d’énergies renouvelables.
C’est, d’une façon pratique, à travers la mise en oeuvre par chacun de différentes formules qui rapprochent les intérêts des producteurs et des consommateurs que l’on peut reconstituer un certain lien social : commerce de proximité, échange direct, qui limite les transports coûteux et polluants et conserve la valeur nutritive des fruits et légumes, réduite par la cueillette prématurée, achat régulier par les citadins d’un panier de fruits et légumes à un agriculteur.
Autre cas intéressant de solidarité corporative, en Vendée : dans les années 2003/2004, les actionnaires d’un groupe d’entreprises de fabrication de meubles voulurent renvoyer le directeur général d’une de leurs entreprises. Les ouvriers de cette entreprise se mirent en grève pour garder leur directeur qu’ils estimaient. Finalement, les salariés et le directeur décidèrent de se séparer du groupe et continuèrent l’entreprise. Des entreprises locales mirent la main à la poche, pour permettre à cette entreprise de retrouver les investissements financiers nécessaires pour reconstituer un capital et fonctionner de façon autonome, indépendamment du groupe. On sortait littéralement du concept de lutte des classes par une démarche corporative, tant à l’intérieur de l’entreprise qu’entre les entreprises locales.
De nombreux pays moins désorganisés que nous, comme l’Allemagne, ont gardé cette référence aux corps intermédiaires et ont davantage l’esprit corporatif. En matière de formation notamment, les jeunes Allemands récoltent les bienfaits d’une organisation très professionnelle de l’apprentissage, bien qu’ils soient eux aussi atteints par l’utopie du libéralisme économique.
Bien d’autres formes d’associations se rapprochent de l’esprit corporatiste. On pense aux A.O.C. (Appellations d’Origine Contrôlée) ou aux marques, qui tendent à préserver une qualité spécifique à certaines productions par un cahier des charges assez strict pour avoir droit à l’appellation.
Dans l’artisanat, le Code de l’Artisanat, réformé en 1962, a permis à n’importe qui d’exercer un métier, dès lors qu’il s’inscrivait au Répertoire des Métiers; le titre d’« artisan » était réservé à des professionnels justifiant d’une compétence reconnue. On s’est assez rapidement aperçu que certaines professions exigeaient, pour la sécurité des consommateurs et usagers, des garanties plus sérieuses. En 1991, pour exercer des métiers touchant les soins physiques, comme maréchal-ferrant, coiffeur, pédicure ou des métiers à risques comme électricien ou plombier, on exigea des compétences. Sans doute il n’y a pas de « corporation » structurée, mais on est quand même dans une démarche corporative et d’organisation de la profession dans l’intérêt du consommateur et indirectement du producteur lui-même. Il faut regretter que ces dispositions résultent d’une loi d’État, et non d’une décision concertée des professionnels, les plus aptes et les plus compétents à auto-contrôler et auto-organiser leur profession.
On mesure à ces exemples l’émoi et même la colère causés par le rapport Attali, d’inspiration libérale, qui a voulu remettre en cause des professions relativement organisées et protégées, comme les taxis et les professions libérales. Son seul souci est l’abaissement par le jeu de la concurrence, du prix des prestations, que la liberté totale d’exercice aurait entraînée, au détriment de la qualité du service pour les usagers et de légitimes garanties de revenus pour les professionnels.

Favoriser partout où cela est possible la constitution d’embryons de corporations professionnelles

Les organisations professionnelles reconstituées sont des embryons de corps professionnels, qu’une volonté politique pourrait faire évoluer en organismes corporatifs, en leur reconnaissant des pouvoirs législatifs dans les domaines de leur compétence.
Ce fut le cas entre les années 1940 et 1944 avec les chartes corporatives qui amorçaient une réforme en ce sens : leurs Conseils étaient composés à parité égale de 50%, de salariés et 50% de patrons.
Citons ces organismes de type corporatif maintenus depuis les organisations professionnelles patronales par branches, les Chambres de Commerce, d’Agriculture et de Métiers, les Ordres des professions libérales – architectes, médecins, pharmaciens -, les prud’hommes, le Conseil Économique et Social, le compagnonnage – avec les réserves qui s’imposent en ce qui concerne certaines branches fortement imprégnées de franc-maçonnerie. Tous ces organismes, qui entretiennent encore un très fort esprit de corps, ont élaboré un minimum de déontologie, auquel leurs membres doivent se soumettre. On est là aux antipodes des prétentions libérales au droit par n’importe qui d’exercer un métier sans règles. Toutes ces organisations ont contribué à la mise en place d’un arsenal d’organismes paritaires, qu’elles gèrent : des caisses d’assurance-maladie, chômage, des conventions collectives, des écoles d’apprentissage.
Il y a donc des points de résistance. Les taxis parisiens et les professions réglementées ont réagi aux propositions Attali. Les agents immobiliers, dont le métier est ouvert à n’importe qui, ont pris conscience des dérives et de la mauvaise image de leur profession. Ils souhaitent eux aussi s’organiser en « Ordre» et définir une déontologie, qui distingue les bons professionnels, qui devront s’y soumettre, afin de garantir leurs risques par une caisse de garantie et protéger en même temps le consommateur.
Ces organisations, se cantonnant à la défense de leurs membres, interviennent peu dans les décisions économiques, du fait de l’absence de structures organiques adéquates au niveau supérieur aux entreprises elles-mêmes, c’est-à-dire au niveau intermédiaire entre les entreprises et l’État.

Conclusion

Compte tenu de la puissance des forces financières qui dominent la scène politique mondiale, la reconstruction ne se pourra se faire que par la constitution de petits îlots de survie, qui resteront attachés au principe corporatif, en attendant que des événements plus dramatiques permettent à un pouvoir politique catholique de mener une politique favorisant les reconstitutions de véritables corporations professionnelles, permettant aux membres d’un même métier de gérer eux-mêmes ce qui relève de leur domaine de compétence.

1. Tout n’est pas négatif, dans l’évolution de la législation sociale. Depuis les lois d’Allarde et Le Chapelier, qui avaient supprimé tout droit d’association, il a bien fallu revenir à des pratiques plus réalistes. Des organisations patronales se sont reconstituées. Et du côté des salariés, des syndicats ont conquis des droits élémentaires à caractère social. Ils n’en demeurent pas moins séparés et entachés d’un esprit de lutte de classes. Comme le dit à juste titre Marcel CLEMENT dans L’économie sociale selon Pie XII : « Le syndicalisme est indispensable dans le capitalisme libéral en vue de limiter les dégâts; il rétablit dans les contrats de travail, la qualité de sujet des travailleurs salariés. Mais il est la réaction nécessaire d’une société gravement désordonnée. Il est donc toujours plus ou moins menacé de ne donner à l’homme salarié qu’une qualité de sujet de droit minimum; d’intervenir de façon négative pour empêcher les injustices. Il n’intervient pas encore normalement et organiquement, de façon positive, pour constituer l’économie. »

Benjamin GUILLEMAIN
www.alliance-sociale.org

Laisser un commentaire